Canalblog
Editer l'article Suivre ce blog Administration + Créer mon blog
Publicité
Bouts de chouchou
23 juin 2010

Les mots

"Ma vérité, mon caractère et mon nom étaient aux mains des adultes ; j’avais appris à me voir par leurs yeux ; j’étais un enfant, ce monstre qu’ils fabriquent avec leurs regrets. Absents, ils laissaient derrière eux leur regard, mêlé à la lumière ; je courais, je sautais à travers ce regard qui me conservait ma nature de petit-fils modèle, qui continuait à m’offrir mes jouets et l’univers. Dans mon joli bocal, dans mon âme, mes pensées tournaient, chacun pouvait suivre leur manège : pas un coin d’ombre. Pourtant, sans mots, sans forme ni connaissance, diluée dans cette innocente transparence, une transparente certitude gâchait tout : j’étais un imposteur. Comment jouer la comédie sans savoir qu’on la joue ? Elles se dénonçaient d’elles-mêmes les claires apparences ensoleillées qui composaient mon personnage : par un défaut d’être que je ne pouvais ni tout à fait comprendre ni cesser de ressentir. Je me tournais vers les grandes personnes, je leur demandais de garantir mes mérites : c'était m'enfoncer dans l'imposture. Condamné à plaire, je me donnais des grâces qui se fanaient sur l'heure ; je trainais partout ma fausse bonhommie, mon importance désœuvrée, à l'affût d'une chance nouvelle : je croyais la saisir, je me jetais dans une attitude et j'y retrouvais l'inconsistance que je voulais fuir."

Extrait de Jean-Paul Sartre, Les mots

Publicité
Publicité
Commentaires
Bouts de chouchou
Publicité
Newsletter
Publicité